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Les grigris de saison

11 juillet 2024



Les grigris de saison

J’ai longtemps cru qu’il n’y avait que deux saisons en Gaspésie : l’été, qui s’échelonnerait de la floraison des lilas jusqu’à l’équinoxe d’automne, puis l’hiver, avec ses transitions en amont et en aval, les entre-saisons.

La Gaspésie est une péninsule. Un Finistère? Absolument, et c’est d’ailleurs ce que voudrait dire Gespe’g en langue mi’gmaw, «la fin des terres». Avant d’en faire mon bout-du-monde, la Gaspésie était surtout le pays de ma mère. J’y venais chaque année pendant les vacances d’été et à Noël, si l’hiver n’avait pas mangé la route 132. Mes trésors gourmands en terre maternelle se limitaient alors à ces trois offrandes du pays: la tarte au sucre de ma grand-mère Grace, le homard décortiqué par un adulte et les frites maison des cantines de village. Mais il y a quelques années, j’ai fait de la Gaspésie mon port d’attache, en achetant une maison bâtie vers 1850 à flanc de colline dans un village où la baie des Chaleurs embrasse le golfe du Saint-Laurent. J’ai trouvé mes nouveaux repères et réuni dans mon arsenal gourmand des alliés du quotidien qui m’aident à traverser les quatre saisons.

L’automne, je rentre en moi pour écrire, et cette période de travail au calme dure jusqu’au dégel du sol; j’ouvre alors la porte à l’autre. L’été, chez nous en Gaspésie et chez moi au village, tout est ouvert: les cafés, les musées, les restaurants, les boutiques, les plages, et la maison à la famille, aux amis et aux amis d’amis. Je trouve un piquant de porc-épic planté dans le cuir d’une de mes ballerines. Je tricote et je lis dehors. Je rêve qu’un cinéaste vienne tourner un film de peur derrière la maison quand il y a de la brume dans le champ. Je bois mon thé sur la véranda, le visage protégé du soleil par la palette retroussée d’un grand chapeau de paille. Je vais presque chaque jour voir la mer et je la prends en photo pour mes amis qui vivent en ville. S’il y a un petit crachin sur le rivage ou si un phoque émerge dans le dégradé de bleu océanique, j’ai quatre ans et ça fait ma journée. Je suis persuadée que toute pierre mouillée de bord de mer qui ressemble peu ou prou à une agate en est une… Je rends visite à ma mère à Nouvelle, un vaste village fondé à la naissance de la baie des Chaleurs. On va se chercher à la cantine des guédilles au homard avec une frite ramollie au fond du pain à hot dog et on va les manger au barachois. Je vole aux rosiers sauvages quelques pétales pour mes macérats huileux. Je fais des moulins avec mes bras pour chasser, à l’intérieur comme à l’extérieur, et sans grand succès je dois l’avouer, ces moustiques et mouches noires qui trouvent toujours le moyen de me rappeler que le bois est à un jet de pierre de la mer.

Je vis toute l’année dans une résidence secondaire, c’est-à-dire que j’ai fait d’une magnifique ancestrale maganée et poreuse qui doit être chauffée au bois de septembre à juin ma maison à temps plein.

L’appui intérieur de la fenêtre qui fait face à mon bureau d’écriture est généreux (les murs de ma maison sont larges et essentiellement vides, à l’étage des chambres). J’y dispose toutes sortes de choses dont j’ai besoin pour me sentir chez moi en période d’écriture, au plus creux de l’hiver: un géranium qui a le bon goût de fleurir toute l’année, un tissu à imprimé Liberty sur lequel j’ai posé un morceau de quartz ramassé au parc Colborne, une boîte de chocolats qui contient désormais des flacons d’huiles essentielles de rose du Maroc trouvés à Marrakech, un fagot de sauge séchée acheté au pow-wow de Gesgapegiag, une lanterne, un lampion parfumé à la vanille à moitié consumé, des mouches mortes qu’il faudrait vraiment que je ramasse, des fleurs de géranium séchées.

La deuxième fenêtre dans mon bureau donne sur un petit bout de mer. C’est celle vers laquelle je me tourne quand les arbres se regarnissent enfin, après la saison sombre et la courte transition printanière qu’on peut souvent assimiler à l’hiver, dans mon coin. J’aimerais pouvoir changer en grigris certains de mes alliés du quotidien les plus précieux, comme un déjeuner à l’Auberge du Camp de base à Coin-du-Banc et un après-midi au Mich Café à Chandler. Je les poserais sur l’appui intérieur de la fenêtre, tout contre une bouteille de gin Les Herbes folles de La Société secrète, qui distillait d’ailleurs son alcool fort sur fond de musique metal dans une ancienne église anglicane de Cap-d’Espoir quand j’y suis passée, la première fois, pour acheter du gin à mon amoureux et un bandana à l’effigie de l’entreprise.

J’ajouterais sur cet autel païen un morceau de kouign-amann. C’est le dessert le plus décadent que je connaisse. C’est bon à vous en péter le foie de félicité. J’ai découvert cette pâtisserie au beurre et au sucre caramélisé à Saint-Malo, il y a quelques années. J’avais englouti deux petites rondelles de kouign-amann bien dorées et bien chaudes en longeant une rue mouillée d’eau salée, dans le vacarme puissant et régulier des vagues qui venaient se fracasser contre les remparts, et j’avais eu une pensée pour ma mère, dont c’est depuis longtemps le dessert préféré. Une décennie plus tard, quand j’ai aperçu dans le présentoir à viennoiseries de la boulangerie La Pétrie, à Bonaventure, une version gaspésienne de cette pâtisserie bretonne, j’ai figé net. Je n’en revenais pas. J’ai trouvé ça merveilleux. Du kouign-amann en Gaspésie ! Chaque fois que je passe par là, si le kouign-amann est au menu à La Pétrie, j’en ramasse une part pour moi et une part pour ma mère (mon amoureux préfère le carré aux dattes).

Pas très loin de ce morceau de bonheur, il y aurait une boîte de mes chocolats favoris: des galets au caramel salé et aux pacanes grillées enrobés de chocolat au lait de Couleur Chocolat. J’ai mangé des caramels dans tous les pays que j’ai visités depuis ma première traversée de l’Atlantique, à 15 ans, et si j’étais limitée jusqu’à la fin de mes jours à une seule «espèce», je choisirais sans doute celle de Couleur Chocolat. Je ne vais pas souvent à Sainte-Anne-des-Monts, où se trouvent la fabrique, la boutique et l’économusée de Couleur Chocolat, alors j’achète mes douceurs dans des épiceries fines de la région ou je commande ce qu’il me faut sur la boutique en ligne. Je déguste chaque galet en prenant mon temps. Je me rationne. Une boîte dure trois jours quand je suis en plein contrôle, deux si je me sens assez généreuse pour offrir un galet à mon amoureux. C’est le genre de chocolat au caramel dont tu ramasses avec la pulpe humectée de ton petit doigt la moindre miette tombée sur la table ou sur tes genoux. Si tu aimes le caramel, les pacanes et le chocolat au lait, ces galets sont ta prochaine obsession, je te le promets.

Sur l’appui intérieur de cette fenêtre au verre fissuré qui donne sur la baie, il y aurait bien sûr quelques livres (roman, beau livre, manuel d’identification des plantes, récit de voyage), des grigris de papier. On n’est jamais vraiment seul avec un livre, qu’on soit en train de l’écrire dans le grand blanc de l’hiver ou de le lire, entre la Saint-Jean et l’équinoxe d’automne, sur la plage, au lit, dans le champ, chez des amis, chez soi ou sur une terrasse comme celle du Café-Librairie Nath & Compagnie, qui sert à Percé des viennoiseries, des boissons chaudes ou fraîches et des repas légers le midi, en plus d’offrir aux gourmands qui aiment lire une sélection de nourritures pour l’âme sans date de péremption.

 

PAR PERRINE LEBLANC

Perrine Leblanc vit en Gaspésie depuis 2018. Écrivaine reconnue, elle est l’autrice de L’homme blanc (Prix littéraire du Gouverneur général), Malabourg, dont l’action est principalement située dans la Baie-des-Chaleurs, et Gens du Nord. En 2023, elle a reçu le prix Artiste de l’année en Gaspésie du Conseil des arts et des lettres du Québec. Elle partage ici quelques-uns de ses coups de cœur gourmands.



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