Les visages de l’inflation
24 juillet 2023
La crevette
Selon Patrice Element, directeur de l’Office des pêcheurs de crevette du Québec, l’industrie de la crevette est sans doute parmi les plus affectées par l’inflation. D’abord, parce que la pêche à la crevette nécessite plus de carburant que d’autres industries. Il faut aller loin et traîner pendant plusieurs heures de gros chargements. « C’est comme une voiture qui tire une roulotte, illustre M. Element. Si le prix de l’essence augmente, cela nous affecte directement, et beaucoup. »
En amont du prix de l’essence, la pandémie a été difficile pour l’industrie de la crevette partout dans le monde. La fermeture des restaurants a eu un impact important sur les ventes. Mais comparé à d’autres fruits de mer, le contexte propre à la crevette s’est avéré plus difficile. « Là où les gens ont ramené du crabe et du homard à la maison comme un produit de luxe pour se gâter chez soi, ils ne l’ont pas fait pour la crevette. » Notons également qu’à l’international, les gros marchés de la crevette sont ceux des festivals et événements sportifs. « C’est aussi, en Angleterre notamment, le dîner qu’on va chercher au pub à côté; les Anglais sont friands des sandwichs aux crevettes! Avec le télétravail et l’arrêt de tous ces événements, le marché a simplement tombé. »
Conquérir le marché intérieur
« Pour les pêcheurs de crevette, l’équation est simple : si on ne peut pas réduire les coûts de production, il faut augmenter les revenus, c’est mathématique, mentionne M. Element. Et c’est le seul endroit où on a un peu de pouvoir actuellement. » Au Québec, pour la crevette, il y a une place à prendre. C’est un marché à développer ou carrément à conquérir d’une certaine manière. « Il faut faire des campagnes promotionnelles, augmenter sa notoriété. » Sauf exception, peu d’actions marketing ou promotionnelles d’envergure ont eu lieu dans les dernières années. Les festivals qui la célébraient appartiennent au passé, pour la plupart. Les types d’emballages et les formats ont peu évolué. « Elle est un peu banalisée, à côté du homard et du crabe, qui ont la cote. »
Le fait qu’elle n’ait pas de saisonnalité aussi forte, qu’elle soit toujours offerte, ne permet pas de la marquer dans le temps non plus, de créer un engouement. Or, elle est délicieuse, québécoise, même sauvage, et facile à cuisiner en plus, alors qu’à cela ne tienne! Car bien que les ventes à l’international aient des chances de reprendre tranquillement, il apparaît clair, pour l’industrie de la crevette, que de développer le marché québécois demeure une stratégie gagnante pour l’avenir et représente une réelle opportunité.
La bière
Jean-François Nellis est propriétaire de Pit Caribou et président de l’Association des microbrasseries du Québec. Il porte à la fois une vision individuelle et collective sur ce qui se passe dans le monde de la bière par suite de la pandémie et dans le contexte inflationniste. Pour lui, l’impact a été brutal : du jour au lendemain, la clientèle a disparu et les ventes ont baissé de 35 %. « À la fin de l’année financière 2022, le coût des intrants avait augmenté de 13,8 %. C’est impossible de refiler la facture en totalité aux clients. »
Ajoutons à cela une réelle problématique de main-d’œuvre, qui oblige les entreprises à se tourner vers la technologie… donc à investir. « On n’a pas le choix, pour s’en sortir, il faut être très efficace dans notre production, il faut atteindre près de 100 % de nos capacités. » L’entreprise a aussi dû se tourner vers une clientèle externe, dans les centres urbains où les gens ayant la capacité d’absorber les hausses de coût sont plus nombreux. « La clientèle locale est plus sensible aux prix, on ne peut pas faire les mêmes hausses qu’en ville. Avec la pandémie, on avait déjà commencé à consolider les marchés externes, en passant de 200 à 3000 comptes clients. Pour ça, il ne faut pas avoir peur de réaliser des investissements sur le terrain. »
Cette décision aura renversé la répartition du chiffre d’affaires, qui est maintenant de 20 % en Gaspésie et 80 % à l’extérieur. Mais ce n’est pas magique non plus : pour développer et entretenir autant de magasins au détail sur le grand territoire québécois, il faut être présent et constant, et donc, encore une fois, investir.
Le secret : la gestion!
Pit Caribou existe depuis 16 ans. Sans tenir quoi que ce soit pour acquis, l’entreprise peut donc compter sur une marque établie, une saine gestion financière, des dettes amoindries, des liens commerciaux bâtis depuis plusieurs années. Ce n’est malheureusement pas le cas pour plusieurs microbrasseries, qui ont soit récemment ouvert, soit réalisé des investissements. Pour plusieurs d’entre elles, la capacité d’absorber les coups durs est quasi nulle. Les liquidités risquent de manquer. « Beaucoup d’entreprises devront prendre des décisions importantes ou même déchirantes dans les mois à venir. »
Cela renvoie à l’importance de la gestion. En temps de crise, où les marges se restreignent, où l’accès à la main-d’œuvre qualifiée est un défi constant, où la capacité de production doit être optimisée et, surtout, dans le monde de la bière où les concurrents se multiplient et où l’espace tablette est plus difficile à atteindre, seul·es les meilleur·es gestionnaires s’en sortiront.
Les légumes biologiques
Il arrive aussi que, pour certain·es producteur·rices, les marges exigées par la vente au détail ne soient plus possibles à soutenir. Voilà un autre dommage collatéral du contexte économique actuel. Martin Wallden, de l’Association Gaspésie Bio, a donc retiré une grande partie de ses produits des épiceries pour les vendre surtout via Baie des saveurs, une plateforme de commande en ligne de produits gaspésiens. Puisque malgré tout, les consommateur·rices continuent d’acheter des produits locaux. « Quand la consommation est portée par des valeurs, bien sûr une augmentation des coûts peut avoir un impact, croit-il. Mais ce n’est pas sur les légumes bio locaux que les gens vont couper en premier, parce que ces clients sont sensibles aux bienfaits sur leur santé, l’environnement et la communauté. »
Dans le cas des légumes locaux, l’inflation n’a pas que des effets négatifs. « Les producteurs sont de plus en plus concurrentiels par rapport aux légumes offerts en épicerie. Surtout les légumes biologiques, qui sont souvent importés et coûtent déjà cher en raison des coûts de transport. Donc ces temps-ci, on offre des produits plus frais et de meilleure qualité, à meilleur prix! »
Cependant, encore ici, le défi de la rentabilité demeure de taille à différents points de vue. L’inflation et la dynamique de commercialisation en épicerie viennent troubler un équilibre déjà fragile. Entre l’adaptation aux changements climatiques, la montée des ravageurs dans les cultures, la baisse de demande pour les paniers de légumes à la ferme, il faut sans cesse trouver des solutions pour demeurer performant·es. « Je ne peux pas aller vendre mes surplus en ville, ça coûterait trop cher, précise M. Wallden. J’essaie donc d’être toujours plus précis pour ajuster ma production [chaque année]. » Développer une offre de produits congelés ou de longue conservation est aussi une solution intéressante, en plus de répondre aux besoins des consommateurs.
Encore une fois, la créativité et la force de nos producteur·rices et de nos entrepreneur·es sont fascinantes. Cette envie de produire, de nourrir, relève d’une passion qui dépasse les aléas du temps.
PAR AUDREY SIMARD
Associée chez Papilles développement, elle se spécialise dans la commercialisation des produits du terroir québécois. Elle est animée par les rencontres, tant avec le territoire qu’avec les producteur·rices, et désire participer concrètement au déploiement de la gastronomie du Québec.