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Les coproduits marins : une quête de valeur ajoutée

19 juillet 2022



Les coproduits marins : une quête de valeur ajoutée

Article rédigé par Hélène Raymond

Réduire. Réutiliser. Recycler. Les trois R, répétés depuis un demi-siècle, résument les enjeux du traitement des matières résiduelles. Les pêches composent, elles aussi, avec cette réalité. Plusieurs des coproduits qu’elles génèrent recèlent des éléments de grande valeur pour les industries pharmaceutique, cosméceutique1 et nutraceutique, de l’alimentation humaine et animale. En Gaspésie, chercheur·euses et entreprises explorent possibilités et marchés.

Si « tout est bon dans le cochon », on ne peut en dire autant pour tout ce que l’on consomme. Il faut nettoyer, peler, écaler œufs, noix et végétaux; écarter viscères, peau, os de la volaille et des mammifères. On ne parle plus de déchets, mais de coproduits pour ces matières qui ont une deuxième vie. En Gaspésie, des gens issus de la science et de l’industrie apprennent à voir les choses autrement.

Protéines, minéraux, chitine : la composition des espèces marines a été passée au peigne fin par Merinov, le Centre d’innovation de l’aquaculture et des pêches du Québec situé à Grande-Rivière. En 2018-2019, Marie-Gil Fortin, chercheuse industrielle, a visité 44 entreprises de transformation, qui génèrent 80 % des coproduits marins du territoire québécois.

En 2021, le volume global des prises québécoises atteignait près de 24 000 tonnes métriques et la part gaspésienne, 56 % du total. La péninsule arrive en tête des activités de transformation et la pêche est la principale industrie bioalimentaire régionale. Le homard, qui a trôné en tête des arrivages et des revenus l’année dernière, était suivi du crabe des neiges et de la crevette nordique. Sur le plan des coproduits, les choses changent. Il est relégué au troisième rang et le crabe des neiges, au premier.

L’industrie québécoise génère chaque année près de 16 000 tonnes de résidus marins : « Ces substances pourraient remplir 1500 camions semi-remorques », complète Laurent Girault, chercheur industriel, responsable du Centre d’expertise en bioressources et biotechnologies de Merinov. Rassurez-vous, ça ne signifie nullement que 1500 bennes sont déversées dans les sites d’enfouissement des régions maritimes. En interdisant cette pratique, le gouvernement du Québec force le changement. En Gaspésie, l’enfouissement des matières organiques issues des pêches est pratiquement effacé.

Pensons au pairage avec l’agriculture. L’épandage des rejets marins et leur incorporation aux terres cultivées sont courants. Leurs minéraux améliorent les rendements. Les résidus de crustacés entraîneraient une plus grande résistance des plantes aux maladies, en raison de la chitine, la substance dure qui compose leur exosquelette. Toutefois, les superficies gaspésiennes exploitées à ces fins ne suffisent pas à tout absorber et cette façon de faire génère des coûts pour les industriels qui doivent disposer de ces volumes.

Les composter est une autre avenue. Vous pouvez peut-être même nommer des marques de composts marins. Carapaces séchées et pulvérisées, macérations se vendent aussi en jardinerie. Toutefois, rien n’est parfait : comme ces matières se dégradent rapidement, le traitement doit s’effectuer à proximité de l’usine, ce qui ajoute au défi logistique.

Dans les croquettes de pitou et minou?

Le secteur de l’alimentation animale sourit aux équipes de recherche. M. Girault explique : « On doit viser les bons joueurs et les bons acheteurs. Les problématiques de la pêche sont mondiales. Alors qu’il y a 10 ans, on jugeait que ça ne valait pas la peine, on a vu les prix des farines de poisson tripler. Comme nos volumes ne sont pas très importants, quand on les compare à ce qui est disponible ailleurs, nous devons mettre au point des ingrédients de haute qualité et les diriger vers des cibles précises. Pensons à l’offre des cliniques vétérinaires. »

Le milieu réfléchit à des formules d’avenir : « Les marchés sont prêts à acheter, mais il faut d’abord conditionner la matière pour la rendre utilisable. Nous pouvons agir comme premier intermédiaire et combler le chaînon manquant », affirme Mme Fortin, qui évoque la création d’une usine pilote où effectuer des essais ou encore des ateliers de transformation, jouxtés aux entreprises existantes.

En ce qui concerne les appâts, le remplacement d’espèces sauvages (on pense au maquereau et au hareng) dans les casiers se fait plus pressant. Au Québec, la mise au point d’une formule locale, composée de résidus de poissons, se bute à l’enjeu des volumes. Le retour du sébaste permet toutefois d’espérer. Cette espèce de fond semble sur la voie du rétablissement, si bien qu’on s’attend à une réouverture prochaine de la pêche commerciale. M. Girault est formel : comme son rendement en chair n’atteint que 30 %, pour que sa capture soit socialement acceptable et rentable, il faut déjà envisager la valorisation de ses coproduits.

Et pour nourrir les humains?

Karine Berger, chercheuse industrielle et responsable du Centre d’expertise en développement de produits bioalimentaires chez Merinov, se préoccupe de ne rien gaspiller de ce qui aurait une valeur sur le plan alimentaire. « Après la première transformation du crabe et du homard subsistent des coproduits de qualité alimentaire. Nous avons mis au point des recettes de bouillon, travaillé à récupérer toute la chair pour en faire une pâte concentrée en saveur, ce qui pourrait intéresser le milieu de la restauration. On songe aussi à des marinades sèches, faites de poudres de carapaces et d’épices », confie-t-elle. Yannick Ouellet s’est joint au projet. À Sainte-Anne-des-Monts, le chef évalue goût, texture et autres qualités organoleptiques des aliments développés chez Merinov pour traduire les attentes de ses pairs.

Mme Berger complète : « Les poissons et fruits de mer contiennent de l’acide glutamique2. Dans la cuisine-laboratoire, quand on développe de nouveaux produits, je pense aux flaveurs3, notamment à l’umami. Un dashi (le bouillon de base de la cuisine japonaise) fait partie des possibilités. On ne travaille pas sur les têtes de poisson, mais on a des projets pour récupérer la peau. » Des discussions en cours avec des entreprises françaises pourraient ouvrir le marché des « agents de saveur », ces ingrédients qui rehaussent les arômes dans les recettes.

Les coproduits de la crevette nordique

Même si le niveau de difficulté augmente quand tout ce qui entre dans l’usine devient aliment, deux entreprises travaillent dorénavant à récupérer ce qui subsiste du petit crustacé, une fois la chair extraite. Les Pêcheries Marinard et La Crevette du Nord Atlantique, à Gaspé, transforment carapaces, antennes, viscères jusqu’à l’obtention d’une poudre. Serge Lacasse, directeur du contrôle de la qualité aux Pêcheries Marinard, précise que la matière est traitée de façon à préserver une partie de la protéine et à contrôler son taux d’humidité. « C’est expédié en quasi-totalité en France, en sacs de 400 kilos, où ça s’ajoute à des formulations alimentaires », dit-il. Une partie reste au Québec et l’intérêt pour cette poudre augmente.

Les coûts d’enfouissement de ces matières pouvaient atteindre 200 000 $ par année. Aujourd’hui, Pêcheries Marinard met en marché 200 tonnes de ce coproduit, résultat du conditionnement de 6 à 7 millions de livres de crevettes nordiques (environ 3 millions de kilos). Grâce au même équipement, une poudre de homard s’ajoute depuis peu. Cinq tonnes de pattes et de corps, achetés à des transformateurs établis de l’autre côté de la péninsule, ont été traités et les volumes devraient croître. Cinq emplois ont été créés.

Une voie pour l’économie circulaire

L’urgence environnementale s’impose. Quand ce qui était considéré comme un rejet devient un coproduit, en plus de soulager la planète, sa vente peut générer des revenus. « Il n’y a pas une solution qui convient à toutes les matières gaspésiennes ! Il faut plusieurs clients et plusieurs types de transformation. Faire entrer les pièces rondes dans des trous ronds et les pièces carrées dans les trous carrés, c’est ça, notre but », illustre M. Girault. Mme Fortin ajoute : « Les entreprises veulent aller plus loin. Laurent travaille à séparer les carapaces de ce qui est liquide, protéines, chair. Moi, j’essaie de voir le potentiel de la chitine. Celle-ci peut se décliner dans d’innombrables usages : dans les plastiques, le traitement des eaux usées, la fabrication de pansements antimicrobiens. C’est une transformation plus complexe. »

Penser en boucle, appliquer les principes de l’économie circulaire et les trois R, créer entreprises et emplois sur le territoire, voilà ce que pourrait représenter la mise en valeur des coproduits en Gaspésie et dans les régions maritimes. Une vision moderne qui maximise ces ressources précieuses.


En 1973 : cuisiner pour ne rien perdre

Il est amusant de retrouver des recettes de poisson dans d’anciens manuels de cuisine. En 1973, des femmes de Rivière-Madeleine se rassemblent autour du projet « 99 recettes gaspésiennes »4Elles veulent rendre hommage à l’ingéniosité des cuisinières. Au pays des « Mangeux de morue », rien ne se perd : « On en déguste la tête, la langue, la “nove”, le foie, le cœur, les “oreilles”5 et les filets. »

 


1. « La cosméceutique est une nouvelle science centrée sur l’identification, la caractérisation et l’exploitation de principes actifs de sources naturelles pour fabriquer des applications cosmétiques très efficaces » (ulaval.ca).

2. L’acide glutamique (glutamate) est l’un des éléments qui composent l’umami ou la cinquième saveur de base des aliments après le sucré, l’acide, l’amer et le salé.

3. « Sensation provoquée conjointement par le goût et l’odeur d’un aliment » (grandrobert.lerobert.com).

4. Il s’agissait d’un projet « Initiative locale », un programme de soutien aux initiatives communautaires, qui a donné lieu à la publication suivante, archivée au Musée de la Gaspésie : Jovette CÔTÉ, 99 recettes gaspésiennes, Rivière-Madeleine, 1973, 68 pages.

5. La nove est la vessie natatoire; les « oreilles », après une recherche sommaire : les bajoues.



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