JOURNAL GOURMAND D’UN GASPÉSIEN
7 août 2025

J’ai quatre ans. Caché au fond d’un garde-robe de la maison familiale, j’invente ma première chanson, Les chips. Fasciné par cette découverte, j’enregistre ma voix qui louange l’aliment irrésistible. La bouffe, la chanson, l’enregistrement, mes passions s’établissent. J’ai faim de découvrir. J’explore les tablettes du garde-manger à mesure que mon corps grandit. Ma première olive vient éveiller une nouvelle zone sur ma langue. Quelque chose de dérangeant, mais à la fois agréable. Le goût intense et la texture collante de la mélasse me surprennent… d’autant plus que je viens de renverser du bout des doigts le contenant inatteignable. / J’épluche une orange, hume l’odeur du zeste. Partage les quartiers juteux avec mes sœurs qui reviennent de l’école. Bonheur. Je découvre que le moment, le lieu et la présence de certaines personnes influencent le goût d’un aliment. / Une arête se pique au fond de ma gorge. Assis sur le comptoir, la bouche grande ouverte, j’attends que la petite paire de pinces de ma mère vienne retirer la douleur. Je n’aime pas le poisson.
Mes parents m’imposent leurs activités saisonnières. Malgré moi, j’échange du temps, des éraflures, des piqûres d’insectes, des taches sur mes vêtements contre la saveur irremplaçable des petits fruits sauvages. Je vois la partie de la cueillette qui n’a pas fini dans ma bouche se transformer en confiture, en pouding, en tartes. Magie ! / Accroupi dans le jardin démesurément grand, à contrecœur, je désherbe encore. Fin de l’été, ce sacrifice est oublié. Entre deux parties de baseball, comme un voleur, je mange des petits pois, des concom- bres et des haricots à même les plants. Début de l’automne, je déterre une carotte et je croque dans un rayon de soleil que l’été a laissé dans le jardin. La chambre froide devient le coffre-fort où se cache un trésor de conserves et de légumes d’automne. / La neige arrive et, avec elle, commence la run de collets en raquettes. Un lièvre est capturé. J’éviscère l’animal. J’obtiens une bonne note à mon examen sur le système digestif et le lièvre, lui, donnera ce goût de gibier prononcé aux traditionnels pâtés à la viande. / Le printemps, congé de Pâques, marée basse, j’ai les doigts complètement gelés. Mes mitaines sont trempées à force de fouiller les pelletées de sable à la recherche de coques (myes). Après les avoir bien dessablés pour ne pas se casser les dents sur des grains de sable, on mange ces mollusques avec des frites devant le téléviseur, pour ne rien manquer du film de Jésus. / Fin du printemps, quand la nuit tombe, on descend à la rivière avec une chaudière, une immense puise et une grosse lampe de poche. Illuminés par le spot, les éperlans nageant sur place dans le courant se retrouvent dans le « cinq gallons », après le coup de « salbade »1 de mon père. Ils seront salés et séchés sur de grands grillages.
La famille Arsenault se rassemble spontanément chez grand-mère Orpha à Saint-Elzéar. Il faut de nombreuses tables pour asseoir tout le monde. Comment peut-elle, au pied levé, recevoir autant de convives ? Il y a une limite à ajouter de l’eau dans la soupe, à allonger un repas de lièvre avec des pâtes grands-pères ou à transformer poétiquement un verre d’eau en jus de champlure. Elle a dû cuisiner toute l’année et accumuler des provisions. On me sert pour la première fois de la cambuse ; recette constituée principalement de morue, têtes et foies compris. Une expérience déstabilisante de textures et de présentation. Je n’aime toujours pas le poisson.
Je quitte la maison familiale pour des études, entrecoupées de voyages. J’apprends à cuisiner, trouve ma manière, influencé autant par les traditions familiales que par les rencontres et découvertes de produits faites en cours de route.
Un colocataire m’apprend à revisiter des plats économiques pour leur donner de l’élégance ou une touche personnelle, comme le sloppy joe aux légumes et riz sauvage. Des passionné·es de la mer me font aimer le poisson et toutes sortes de crustacés par leurs recettes créatives. À chaque bouchée, j’ai l’impression d’être en plongée sous-marine. J’apprends à tenir des baguettes et à déguster le thé avec un Vietnamien, sans dire un mot, en imitant les gestes. Je découvre le baba ganousch, le pain naan, le jambalaya, les empanadas, le miso… Par ma bouche, je voyage.
Je suis de retour en Gaspésie et découvre les produits locaux. Avec ma guitare, je m’assois sur le balcon de la Boulangerie-Pâtisserie La Mie véritable (Carleton-sur-Mer) pour travailler une nouvelle chanson en dégustant une chocolatine et un café. C’est pour moi une révolution, avoir une boulangerie dans l’coin ! Les frères Valade sont inspirants pour la région. Je visite mes ami·es Nicolas et Mélanie, qui partagent une vision communautaire, locale et écologique de l’agriculture et de l’alimentation avec La cigale et la fourmi (Carleton-sur-Mer). Je découvre Gaspésie Gourmande et le réseau Baie des saveurs. Les bières de la Microbrasserie Pit Caribou sont servies au bistro-bar du village. Par amitié, pour l’éthique, la qualité, la fierté régionale et l’empreinte écologique, l’importance de la production et l’achat local prennent place dans ma tête.
Je regarde fièrement des ami·es suivre cet élan et démarrer leur entreprise : Cambrook et Boulangerie artisanale La Pétrie (Bonaventure), Mont-Café (Cap-au-Renard), Pâtisserie-Boulangerie MARIE4poches et Microbrasserie Le Malbord (Sainte-Anne-des-Monts), Microbrasserie Au Frontibus (Rivière-au-Renard)… J’en vois d’autres arriver à la fin de leur projet : fermes Chimo (Douglastown) et Natibo (Caplan). Je cueille ou, comme le dit le conteur Fano Maddix, je « coiffe des algues » pour Varech Phare Est (Cap-au-Renard). Une expérience de vie marquante, un contact intense avec la mer.
J’ouvre la porte d’un garde-manger à ma portée. Aujourd’hui, cuisiner est pour moi un geste important. Autant pour le côté créatif et improvisé que pour la dimension traditionnelle. Quand on fait le travail de cigale, il faut être prévoyant comme une fourmi, alors je continue de faire des conserves sur les traces de mes parents. Je perpétue la traditiondes pâtés à la viande de ma mère et ma grand-mère Bourdages, avec lièvre, perdrix, porc, poulet et orignal. Cependant, je modifie légèrement la recette : la pâte est préparée avec de la farine tout usage biologique et sans gluten de La Minoterie des Anciens (Sainte-Anne-des-Monts), ce qui la rend adaptée à chaque membre de la famille. Pour aromatiser la garniture, j’utilise les épices sauvages à viandes rouges de Gaspésie Sauvage (Douglastown) et, parfois, j’y ajoute également de la viande de loup marin.
Quand on me dit que je suis gourmand, je réponds que je suis passionné. Le repas est pour moi un rituel de réconfort, d’accueil, de partage et de rassemblement. C’est une occasion aussi pour découvrir de nouveaux produits, dont certains deviennent des ingrédients du quotidien. J’ai dans mon armoire du café Renard noir de Mont-Café, du sel d’ail de La Défriche (Saint-Godefroi), le mélange sauvage à risotto de Gaspésie Sauvage et le sirop de gingembre de la Coop du Cap (Cap-au-Renard). Produits que je retrouve en partie à la Ferme Bourdages Tradition (Saint-Siméon-de- Bonaventure). Les anniversaires sont accompagnés du sorbet de Couleur Chocolat (Sainte-Anne-des-Monts). L’hiver, une bouteille de Pudding Stone de la Distillerie O’Dwyer (Gaspé) est au frais pour arroser les desserts en revenant du ski de fond. L’été, les citrons, les limes et les épices sauvages à poissons de Gaspésie Sauvage sont toujours prêts pour garnir le bar rayé qui viendra mordre à l’hameçon devant la maison.
Pour le futur, je souhaite que la Gaspésie acquière une plus grande indépen- dance alimentaire. Pour cela, je crois qu’il faut perpétuer les savoir-faire et s’investir dans notre alimentation. Je vous invite à découvrir le mouvement Nourrir notre monde, qui favorise une alimentation locale, saine, durable et solidaire. Je crois aussi que, pour y arriver, il faut créer un lien plus direct entre la mer et les citoyen·nes, permettre à la population un meilleur accès aux ressources marines. Pour le reste, l’offre des produits locaux est diversifiée et attrayante. Il ne tient qu’à nous de faire le choix d’investir dans notre région.
Un article de GUILLAUME ARSENAULT
Guillaume Arsenault, auteur-compositeur-interprète gaspésien, vient de publier son septième album, intitulé Les plantes continuent de pousser même quand tu dors. En plus de ses spectacles, il fait la conception sonore de pièces de théâtre et de documentaires, la réalisation d’albums et il partage son savoir-faire auprès d’étudiant·es et d’artistes émergent·es.